article 4
« Je viens de sortir de notre maison avec ma soeur Monique, les maisons voisines sont détruites, les rues n’existent plus. Aussi miraculeusement, notre père a échappé à la destruction de l’hôpital et notre mère, présente à l’office matinal, a fait le bon choix de rester dans l’église alors que d’autres fidèles sont morts sur le parvis ». Toutes les familles vimonastériennes n’ont pas eu cette chance. Dès qu’elle sort, elle voit un premier blessé :
« Tout au long du parcours nous croisons des individus allant dans tous les sens. L’affolement est indéniable. Heureusement maints fermiers, accourus à notre secours et qui eux n’ont pas subi le choc, apportent une aide efficace et rassurante.
Cela fait du bien de rencontrer des hommes forts à qui l’ont peut faire confiance. Nous en avons besoin. Deux se portent au secours de Mme Crevelle. Nous nous rendons chez les Dentu. Etendus sur la pelouse et alignés dans le garage, il y a déjà beaucoup de blessés attendant le second transfert à la ferme Blondeau.
L’on charge, comme à Sarajèvo ou Bagdad des êtres atrocement mutilés. Impossible d’oublier cette jeune femme, à peine plus âgée que moi, sans jambes ; l’une est arrachée au-dessus du genou, l’autre juste en-dessous et serrant dans ses bras son bébé de quelques mois, lui aussi blessé au pied. Elle a sa connaissance, elle est calme mais épuisée et quelle pâleur.
D’autres râlent, geignent, gémissent. Beaucoup expriment leur peur. Il faut faire vite. » Mlle Boullard suit la charrette jusque chez les Blondeau. Son père est en train de procéder à l’accouchement d’une jeune femme dont le bébé se présente par le siège. Les blessés s’entassent dans les greniers à pommes. La comtesse de Touchet, descendue à bicyclette de chez elle, ouvre tout grand avec son mari les portes de leur château de Vimer.
Tous les blessés ne sont pas transportables et le Dr Boullard doit procéder à un premier tri. « oh, l’horrible mot, le seul pourtant capable de dire la vérité. »
La grande demeure, après maintes occupations, est depuis le 6 juin rendue à ses propriétaires.
Toutes les forces allemandes regroupées sur la côte y ont laissé la place libre. Dans les grands salons, depuis longtemps transformés en salle de garde, restent simplement quelques paillassent posées à même les beaux parquets. Elles sont les bienvenues pour recevoir les victimes qui commencent à arriver. Tout à côté, Mme de Touchet a déjà préparé, dans une chambre désaffectée, le strict minimum nécessaire aux premiers soins :
Les deux pharmacies de Vimoutiers sont détruites. Aucun approvisionnement n’est envisageable et, parce qu’il a réalisé cet état de fait, le Dr Boullard envoie des hommes chez lui, à Vimoutiers, chercher dans sa salle d’opération de petite chirurgie le matériel d’opération encore utilisable. Si la maison est restée debout, ce qu’il y a dedans l’est moins. Un des stérilisateurs et les boîtes à gants sont intacts ; plusieurs ampoules de chlorophorme aussi, qui n’ont pas éclaté, et d’autres accessoires.
« Avec des pinces hémostatiques ou de Kocher, quelques bistouris, garrots, et surtout avec toute son énergie, Papa commence à opérer. Il y a très peu de chlorophorme. Il ne faut donc l’utiliser qu’au moment intolérable pour le patient afin d’en avoir un peu pour ceux qui attendent leur tour. A beaucoup, surtout aux hommes, l’on sert de sérieuses rasades d’alcool ; efficace anesthésiant. »
C’est Mme de Touchet, ancienne infirmière de la guerre 14-18, qui endort avec un mouchoir. Mlle Boullard reprend : « je tenais les membres et maintenais les pinces. Deux hommes de la ferme immobilisaient l’opéré, le premier tenait les épaules, le second s’occupant des jambes.
Toutes les plaies sont désinfectées au calvados d’où « une nouvelle odeur très particulière et écoeurante de cette gnôle mélangée au formol et aux chairs vives. »
« Je revois avec précision le détail de certaines interventions, les plus douloureuses, jusqu’à la tombée de la nuit :
Mlle Boullard, dont le souvenir de cette journée dramatique est inscrit à jamais dans sa mémoire, poursuit : « il faut maintenant, le coeur serré, revenir auprès de la jeune et jolie femme aux jambes sectionnées, Mme Lequesne. Arrivée dans les toutes premières heures parce que papa veut la sauver, elle n’est cependant pas encore passée sur la table de cuisine. Après son troisième transfert, elle a fait plusieurs syncopes de suite. Alors pour lui permettre de supporter deux amputations, il faut en tout premier lieu lui redonner des forces, avec les moyens du bord, c’est-à-dire à petites gorgées d’alcool. Pas de solucamphre, hélas ! Rien d’autre, absolument rien d’autre. Elle a toujours sa connaissance mais s’éteind en fin de journée, sans avoir voulu lâcher son bébé toujours sur elle. Lui a encore son éclat dans le talon. Opéré peu après, il vit toujours. Sa maman s’appelait Odette Lequesne, avait 24 ans et venait de Ouistreham.
Revenons au déroulement chronologique de ces événements :
Au bout de quelques jours, la Préfecture envoie en éclaireur le Dr Mutricy, chirurgien à Alençon, pour évaluer la situation. Après une journée sur place, le médecinrevient avec son équipe chirurgicale et ses instruments. Il opère pendant trois jours. Entre-temps, M. d’Harcourt et M. De Clermont-Tonnere, présidents de la Croix-Rouge, en Normandie, tentent d’organiser une colonne chirurgicale avec à sa tête le Pr Fève. Cette colonne est harcelée par les mitraillages et les bombardements incessants des Alliés et reste bloquée à Giel. Certains assistants arrivent cependant à Vimer. Ce sont de jeunes chirurgiens, assistés d’internes, d’infirmières et de brancardiers qui assurèrent les interventions jusqu’en septembre. De son côté, la Croix-Rouge avait aussi envoyé des infirmières, en particulier des religieuses de la Miséricorde de Caen, leur clinique ayant été rasée par les bombes. Elles étaient dirigée par une infirmière-major, Mme de Liencourt. Tout ce monde, une trentaine de personnes, logeait à Vimer.
Malgré les différences d’âge, de culture, de situation, tous s’intègrent dans cette grande famille de Vimer et restèrent en contact, par la suite, de nombreuses années.
Dans les derniers jours de la bataille de Normandie, les troupes allemandes n’ont plus ni ambulance, ni hôpital. Vimer accepte de recueillir les mourants, certains très jeunes (17 ans parfois), ne parlant pas français et complètement désespérés. Mme de Liencourt, dont le mari avait été tué à Verdun, et Mme de Touchet qui parlent allemand les veillent jusqu’à la fin.
Faut-il ajouter que l’hôpital recueillit aussi deux soldats russes, employés par les Allemands comme charretiers. Ces deux-là réussirent à s’enfuir mais furent blessés par leurs sous-officiers allemands. Ils se cachèrent à Vimer pendant un an. Ils durent repartir dans leur pays, selon les accords entre Etats, la mort dans l’âme car ils se doutaient du sort qui les attendaient.
Voilà ce qu’est devenu cet hôpital, véritable havre de paix et de solidarité, faisant fi des nationalités.
D’après le témoignage de Mlle Boullard (fille du Dr Boullard) recueilli par Didier Goret.
Journal de Guerquesalles du 19 juin 2004 « Vimer : un hôpital dans la guerre.»