Extrait du livre « En flanant dans le Pays d’Auge »
Par Hubert de Brye
Chapitre : « L’accident mortel du Maréchal Rommel »
[…] A la veille du débarquement, le maréchal Rommel conservait tout son prestige auprès du combattant allemend, en même temps qu’il jouissait encore, malgré son échec final dans la bataille du désert, de la confiance de Hitler. On se souvient comment il parvint à quitter l’Afrika Korps en prenant place à bord d’un avion, laissant à son successeur, le général Von Arnim, la responsabilité et les désagréments de la signature de la capitulation. Il fallait à tout prix sauver la réputation d’un général que la propagande hitlérienne promenait sans cesse sur le pavoi. Rommel avait donc, en qualité de commandant du groupe d’armées, la haute main sur les opérations en France à ce moment critique. Le maréchal avait choisi comme siège de son Q.G. le château de la Roche-Guyon, dans la vallée de la Seine, à quelques kilomètres de Mantes. Ce choix avait sans doute été dicté par le voisinage des caves immenses creusées dans les falaises et qui, en cas de raids aériens, offraient une sécurité parfaite. Le château fut d’ailleurs en partie endommagé par les bombardements. Le Maréchal y résidait seulement par intermittence et comme, à l’époque de la bataille du désert, il se trouvait tout le temps sur les routes, circulant par monts et par vaux, se contentant de correspondre avec son état-major en clair pour éviter les pertes de temps dues à l’emploi d’un code. Déjà, ses officiers de l’Afrika Korps l’avaient baptisé à cette époque le « général des grands chemins ». C’est ainsi que le 17 juillet 1944, un hasard voulut qu’il se trouva roulant par un chemin sinueux et bordé de haies non loin de la commune de Ste Foy de Montgommery, berceau d’une des familles normandes les plus importantes à l’époque de Guillaume le Conquérant et dont un des membres reçut comme prix de son concours à la bataille d’Hastings les comté de Schrewsbury et d’Arundel en Angleterre. Le château devait être rasé en 1574, au lendemain de l’exécution en place de Grève de son nouveau possesseur, un autre Montgommery, celui-là Jacques, sieur de Lorges, qui, à la suite du coup de lance fatal qui devait coûter la vie à Henri II, leva l’étendard de la rébellion en Normandie en prenant la tête de l’insurrection calviniste. Mais revenons à Rommel qui, assis à côté de son chauffeur, roulait dans sa voiture découverte, la carte déployée sur ses genoux. Des officiers suivaient dans une seconde voiture. On entendit soudain le vrombissement d’un moteur, un avion piqua et, avant de pouvoir réaliser ce qui s’était passé, le convoi avait été arrosé par une giclée de mitrailleuses. Le chauffeur fut atteint d’une balle qui lui sectionna presque l’épaule. Dans sa douleur, il lâcha la direction de sa voiture qui alla donner contre un arbre. Dans le choc, le maréchal heurta la glace du pare-brise, ce qui détermina chez lui une double fracture du crâne. Transporté d’abord à Livarot où il reçut les premiers soins, de là, dirigé sur l’hôpital de Bernay […]. Le même jour, vers 18h30, M. Lescène, pharmacien à Livarot, sortait de chez un ami où il était venu écouter les nouvelles de la radio de Londres, lorsqu’un jeune officier de chars, portant les insignes des SS, déboucha à toute allure sur le carrefour faisant face au monument aux morts. Sautant de sa voiture, il interrogea les soldats allemands, puis avisant M. Lescène, il lui demanda s’il n’y avait pas un médecin dans la localité. Sur sa réponse affirmative, il remonta en voiture et repartit dans la direction d’où il arrivait. De son côté, M. Lescène alla « prendre l’apéritif » et devisait tranquillement avec les familiers du bar lorsqu’un secouriste, après avoir cherché en vain à joindre le médecin, vint le trouver pour lui dire de se rendre d’urgence à l’hôpital-hospice où les Allemands venaient de transporter un général blessé. A partir de maintenant, je laisse la plume à M. Lescène, qui a bien voulu se donner la peine de rédiger pour moi le récit suivant :
« En arrivant à l’hospice, j’entendis des soldats qui stationnaient devant l’entrée prononcer le nom de Rommel. Quelques instants plus tard, parvenu en présence du blessé, et bien qu’il fut défiguré, je reconnus le maréchal, qui portait d’ailleurs les insignes de son grade sur son uniforme. Comme les officiers qui l’entouraient semblaient vouloir me dissimuler son identité, je feignis de l’ignorer et je me tins sur mes gardes. Ils semblaient affolés et ne cessaient de tempêter sur les bonnes sœurs qu’ils accusaient d’avoir laissé le blessé attendre sur un brancard dans l’antichambre. Je les calmai en leur signalant que c’était là une des consignes habituelles de l’hospice et je fis passer le blessé dans une pièce attenante. Après l’avoir examiné, je diagnostiquai une double fracture au crâne et au rocher ; le tympan était perforé et saignait assez fort ; l’arcade sourcillère était également fracturée, le blessé était dans le coma.
« Après lui avoir appliqué des pansements, je préconisai de le faire transporter immédiatement à l’hôpital de Bernay qui était le plus proche. Comme il n’y avait pas d’ambulance sur place, on retira un siège avant d’une conduite intérieure et on y installa le maréchal étendu sur un matelas. L’officier qui l’accompagnait me demanda de lui faire une piqure : je lui injectai donc deux ampoules d’huile camphrée, puis je m’occupai de panser le conducteur de la voiture accidentée qu’on venait de m’amener et qui avait l’épaule gauche emportée par une rafale de mitrailleuse d’avion.
« Il me fit le récit suivant de l’accident : « Le maréchal et sa suite avaient quitté Vimoutiers [ un des P.C. de Rommel était installé dans un pavillon de chasse, à 6 km de Livarot, entre les communes de Boissey et Ste-Marguerite-de-Monviette. ] quelques jours plus tôt, à la suite des bombardements qui avaient endommagé la ville, et ils se dirigeaient, en fin d’après-midi, sur Livarot quand un avion qu’ils n’avaient pas aperçu les mitrailla soudain. Le maréchal voulut sauter de l’auto en marche et se blessa ; lui, demeuré au volant, perdit la direction et capota (cette version diffère un peu de celle de l’officier d’ordonnance). « Peu après le départ du maréchal, arriva un médecin-colonel et un général qui, je crois, était l’aide de camp de Rommel ; ils me demandèrent des explications sur les blessures du maréchal. J’exposai mon diognostic. Le médecin-colonel le traduisit au général, qui me dit en pleurant : « Je vous remercie pour l’Allemagne, nous perdons un grand chef et un bon camarade. » Il me demanda ensuite si je désirais une récompense. Je refusai, disant que je n’avais fait que mon devoir. Ils restèrent avec moi environ une demi-heure, et, bien que je leur ai toujours dit que je croyais le maréchal perdu, ils revenaient sans cesse me demander s’il y avait quelque espoir. « Dans la nuit, à 2 heures du matin, un officier médecin envoyé tout exprès, arrivait à l’hospice pour s’informer de la nature exacte des ampoules que j’avais injectées au maréchal, insistant également pour qu’on lui remette les ampoules vides ; on parvint à les retrouver dans le cendrier du fourneau et il les emporta pour les faire « vérifier ». « Le lendemain, pour éviter des ennuis aux sœurs de l’hospice auxquelles le commandant de la place (c’est lui qui avait conduit le maréchal à l’hôpital de Bernay dans sa voiture transformée en ambulance) reprochait avec insistance leur manque de diligence et de déférence, je signalai que la montre-bracelet du blessé – que je comptais tout d’abord conserver en souvenir de cet événement et qui avait été oubliée – venait d’être retrouvée. Cela le radoucit et quelques heures plus tard un colonel d’artillerie m’accostait en me réclamant ce qu’il désignait comme « l’horloge du maréchal ». J’avais donc une fois de plus la confirmation que j’avais soigné le maréchal Rommel. Il m’annonça en même temps que celui-ci allait aussi bien que possible mais que, par contre, son chauffeur venait de mourir. « Cependant, le même jour, une secouriste de l’hôpital de Bernay, de passage à Livarot, nous apprenait, à la Supérieur de l’hospice et à moi, qu’un général venait de mourir la veille à l’hôpital de Bernay et que son corps avait été expédié en avion sur l’Allemagne. Nous crûmes à l’exactitude de cette nouvelle en raison de la gravité des blessures, également en raison du fait que l’on était revenu chercher les ampoules vides pour les identifier et que l’on mettait tout en œuvre pour cacher l’identité du maréchal. Le chef de la Feld gendarmerie alla jusqu’à donner le nom de ce général, nom dont je ne me souviens pas. Cela me tira d’un faux pas car, ayant transmis le renseignement de l’accident à la Résistance, ce renseignement fut immédiatement communiqué à Londres qui s’empressa d’en faire part à la radio.
La Gestapo vint en conséquence me soumettre à un interrogatoire pour savoir qui avait fait parvenir le récit de l’accident à Londres. Je répondis naturellement que je l’ignorais et j’invoquait à cet effet le témoignage de l’adjudant Beutcher. Cet incident contribua une fois de plus à affermir dans mon esprit la certitude que j’avais déjà quant à l’identité du blessé. A ce moment, les officiers allemands convenaient parfaitement de sa mort. » Une version selon laquelle le maréchal aurait été invité à « boire la cigüe » version qui a été développée dans un journal français, est une pure fantaisie de l’imagination. [Cependant, dans son ouvrage si documenté « Les derniers jours de Hitler », Mr Trevor Roper adopte lui aussi cette version du suicide imposé.
Selon la déposition toute récente du général Fritz Maisel devant un tribunal allemand et qui met en cause un autre général du nom de Burgdorf, Rommel serait mort le 14 octobre 1944 à la suite d’un poison pris sur l’injonction de ces deux généraux dans des conditions assez romanesques. Il semble, en conséquence, que l’accident de Saint-Foy de Montgommery n’ait pas eu des suites mortelles.] […]
Il paraîtrait que l’aviateur de la R.A.F. auteur de cet exploit aurait été identifié par la suite. [Note de l'Office de Tourisme : il s'agit de Jacques Remlinger].
Ainsi se termina la carrière de ce général qui passait pour un des meilleurs stratèges de l’état-major allemand et qui était une des idoles du régime. Ce petit homme à l’expression très éveillée et mobile, aux cheveux jadis roux devenus grisonnants, jouissait de la confiance entière du Führer. Il s’était trouvé un des premiers à le servir avec fougue. La ville de Cobourg conserva longtemps le souvenir des terribles excès auxquels il se livra à la tête de la garde noire dont il était le chef. Rommel avait juré à Hitler de lui apporter les clefs du Caire, tandis que ce dernier, au lendemain de sa victoire sur Tobrouk, lui remettait en récompense le bâton de maréchal ; en fait de conquête, il ne réussit qu’à se faire battre à El Alamein. Cette victoire marque une des plus importantes de cette guerre après Stalingrad et les anglais peuvent sans exagération mettre « Monty » en parallèle avec Wellington. […] Rommel était décrit comme un homme très difficile et exigeant avec ses officiers ; par contre, avec la troupe, il se montrait beaucoup plus libéral. Ses mœurs, comme celles de son glorieux adversaire des sables d’Afrique, étaient spartiates. M. et Mme Frages, des colons français établis près de Sfax, et qui, au moment de son repli, eurent l’occasion de l’accueillir au cours d’un cantonnement, signalèrent son austérité, le fait qu’il ne fumait ni ne buvait. Son ordinaire était celui de la troupe. Son seul luxe était de manger des fruits. Il avait fait installer un lit dans un camion qui le suivait dans ses déplacements et les soldats allemands montraient avec orgueil une photo de Rommel faisant son lit. Ajoutons que les états de service de Rommel au cours de la première guerre avaient été brillants. C’est ainsi qu’il participa à un raid très audacieux opéré dans les forêts de l’Argonne, raid en récompense duquel il obtint une médaille « pour le mérite ». Il lutta ensuite contre les Italiens et prit une part active dans la bataille de Caporetto. En 40, il commandait la division blindée qui opéra la trouée de Sedan. Son prestige était grand, principalement auprès de ceux que les anglais qualifiaient de « diables noirs ».
J’entends encore les soldats allemands, au cours de la bataille de Caen, proclamant fièrement cette qualification que leur attribuaient les « Tommies ». Ainsi, pour l’armée allemande qui n’a pas cherché à vérifier exactement le lieu de l’accident, ce nom de Montgommery, que ce soit avec deux « m » ou un seul, aura été aussi fatal à son chef dans les sables brûlants du désert que dans les vallonnements verdoyants de la Basse-Normandie…